Le Mont Poupet, Rémi Checchetto -Portraits habitants -La Fruitière -- Gevresin ( Doubs)

Le Mont Poupet

Sans aucun doute un jour un enfant a monté le Mont Poupet, le front bas ou les yeux haut perchés, le cœur serré comme petits pieds en souliers trop petits, ou léger comme seul un cœur peut l’être, un enfant a pris le chemin et a monté le Mont Poupet, certain que depuis ce temps il accompagne tout un chacun qui marche parmi les hêtres, lui donne la main à ses côtés ou lui ouvre le chemin ou bien se tient à l’ombre derrière lui, ,c’est ainsi, cela ne peut être autrement, forcément c’est un enfant qui a mené Louis Pasteur le trois octobre de l’année dix-huit cent et cinquante ici avec ses ballons, forcément c’est un enfant en nous qui peut voir à la Trinité trois ou quatre soleils se lever, forcément, et cet enfant en nous ou à nos côtés c’est ici que nous devons venir le rejoindre si d’aventure nous le perdons, il se joindra à nous, se tiendra sur le seuil de nos yeux, à l’entrée de nos oreilles et nous fera voir, entendre ce que lui seul peut nous offrir.


Jean-Pierre

Il est des jours dont nous aimerions passer le souvenir à la brosse métallique afin qu’ils s’effacent de nos calendriers et de nos mémoires, lorsqu’il était enfant Jean-Pierre était enfermé au lycée de Pontarlier et rêvait de s’évader, 68 fut la première évasion, péter les barrières en même temps que le souvenir des barrières, chose presque faite, aujourd’hui Jean-Pierre ne retrousse pas ses manches, il a trouvé plus simple et bien plus efficace, il les coupe, c’est fait, et ce fut toujours ainsi, toujours manches relevées à faire ceci, à inventer cela, à s’activer pour ceci, à œuvrer pour ceux-là, a être Vert envers et presque contre tout, c’est que Jean-Pierre a été maire pendant une trentaine d’années ici à Crouzet, à 25 ans création d’une association sport, loisir, culture, c’était en 75, le village n’avait plus que 50 habitants, les anciens ont renâclé pour filer la salle de classe, alors bon, action, réaction, création d’une liste municipale, et ça a marché, mince, fallait y aller, et voilà Jean-Pierre maire, quelques 33 ans plus tard il y a 140 habitants ici, petits lotissements, des petites greffes pas des gros trucs, la vie est revenue au village, simultanément la vie est venue souffler son froid en Jean-Pierre, cancer à 27 ans, chimio, radio, ça change un homme, on va à l’essentiel, on ne se fait pas suer, stoïque on devient, on essaie de simplifier, mais bon, si le cancer n’empêche pas d’être maire, ça empêche de devenir père ensuite, on ne passe pas de brosse métallique sur un cancer et son souvenir, d’autant que parfois il y a récidive, c’était il y a trois ans et Jean-Pierre qui était sportif est maintenant obligé d’avoir un vélo électrique, mince alors, et s’évader  aujourd’hui ? faut avoir ses poumons, son foie, reste la tête et le camping-car, on ne va pas toujours très loin, on fait le vide, on a compris qu’il n’y a pas de brosse métallique, que le vide est parfois nécessaire, d’autant plus lorsqu’on a eu une vie toute pleine, pleine au dehors, pleine en dedans soi, du coup les souvenirs, les bons, sont moins frileux et viennent plus volontiers et plus simplement nous tendre leur épaule.


Crouzet

Le lieu est autant calme qu’ouvert, les maisons y poussent dans l’herbe au milieu des fleurs, des choux gros comme ça et des haricots hauts comme ça, dans les cuisines les longues tables permettent d’éplucher des oignons sans que toute l’assemblée se mette à pleurer, et lorsqu’on renverse le café la marée noire n’atteint pas tout le monde, par contre le chant du coq à n’importe heure, tout le monde y a droit, sans doute un des paroissiens a-t-il déjà creusé sa tombe devant l’église et sera le premier à le mettre en terre, bon débarras, aujourd’hui comme tous les autres jours Crouzet semble avancer dans la sauvagerie du monde sans se faire éclabousser, sans visiblement s’inquiéter, sans doute est-ce pour cela que toutes les portes restent ouvertes et que lorsque vient la nuit il est inutile de laisser une lampe de chevet allumée de crainte que le diable ou un président de la république vienne nous chauffer les pieds et prendre les deux trois sous qu’on garde tranquillement pour acheter les fanions des rues et des places.


Annie 

Le portrait de François Hollande attend d’être mis au mur de la mairie tandis que nous attendons Annie mairesse de Crouzet depuis un an et demi, et soudain voilà qu’elle arrive, c’est simple comme bonjour Annie est charrette parce que Annie revient de La charrette, restaurant à Besançon où elle est allée manger avec une dame de 86 ans du village, c’est beau, on ne dirait pas comme ça à la regarder faire et dire mais notre Annie est à la fois kamikaze et trisomique, kamikaze parce qu’elle déteste les papiers et trisomique devant les chiffres, alors bon, mairesse ça ne l’arrange pas, sauf que tout de même Annie savait néanmoins faire une lettre, alors zou pourquoi pas prendre la tête du village, et puis bon pas que masochisme, la dame, elle est aussi et avant tout motivée pour le village, quelque chose comme enthousiasmée pour que l’on respecte les gens et la terre, c’est beau, beau et chouette surtout que pour l’heure elle n’a pas d’ennemis et ne connaît pas le tribunal administratif comme sa cuisine, pourvu que ça dure, c’est bien, c’est vrai ça, en un an et demi, no problèmo sauf avec deux trois chiens qui aboient ou crottent ou courent après les génisses ou font peur aux Niauds, les Niauds ? les œufs en plâtre que l’on met ici et là pour que les poules aillent y poser leurs œufs, autrement dit les Niauds, les têtes dures, les rouges, le nom des habitants de Crouzet, d’ailleurs le Niaud est un animal sage qui plutôt que d’occuper ses journées à la basse conquête du monde, préfère s’entraîner au lancer d’œuf avec rattrapage sans que l’œuf se casse, 56 mètres, c’est l’exploit du village, de quoi entrer dans le Guinness des records, mais surtout de quoi protéger le village gaulois de l’invasion de trois ou quatre imbéciles qui voudraient venir y construire des lotissements à gogo, ou de trois quatre cérébraux qui tenteraient de changer la face du monde en essayant de prouver qu’on ne fait pas d’omelette en cassant des œufs, n’importe quoi, n’importe quoi, à Crouzet Annie est là, les mains sur le bureau de la mairie, les mains en massage ou les mains à couper le bois tandis que des yeux et de l’esprit elle guette les alentours, imbéciles et parfois furieux. 


Nicole 

Nicole a des fleurs belles comme ça et Nicole a un cœur beau comme ça, c’est que Nicole n’est pas née de la dernière pluie d’orage et qu’elle n’ignore pas qu’il est inutile d’emplir le ventre des humains si simultanément on ne met pas dans leur cœur un sourire, une parole guillerette, une fleur, c’est vrai de vrai ça, sans cela l’humain repartirait de chez Nicole le ventre plein, certes, mais le cœur un peu vide, un peu chagrin, un peu proie facile pour les heures à venir qui ont parfois facilement de grandes dents promptes à dévorer et le cœur humain et ce qu’il y a autour du bonhomme ou de la dame, non, Nicole n’est pas née dans ce vert tendre des prés pour ignorer que les humains ne sont pas taillés dans de l’acier inoxydable, et voilà notre Nicole qui court de table en table afin de gagner ce petit temps nécessaire à la parole, au sourire, à la fleur, mais bon, ceci dit son poulet aux herbes du jardin est un délice, merci Nicole.


Dominique

Dominique a une voiture immatriculée dans le 25 depuis qu’il habite le 25, avant il a pas mal bourlingué dans le monde et ne se souciait pas d’immatriculer sa voiture étant donné qu’il n’avait pas de voiture, maintenant qu’il habite dans le 25 il a une Peugeot et est très content, sauf que quand il est allé dans le 34, à Montpellier exactement, il s’est fait casser sa voiture, même qu’il est persuadé qu’il s’est fait casser sa voiture parce qu’elle est immatriculée dans le 25, c’est une évidence, une évidente évidence, il sait parfaitement que les gens du 34 ne cassent que les voitures immatriculées dans le 25, et les autres département ? lui demandent-on, et les autres département aussi, oui, oui, ils les cassent, sauf les voitures immatriculées dans le 13, oui, oui, dans le 34 ils ne cassent pas les 13, par contre dans le 13 ils cassent aussi les 34, les 34 et les autres départements, par contre ici dans le 25 personne ne casse aucune voiture ni du 25 ni des autres départements, ni les voitures allemandes ou italiennes ou de n’importe où ailleurs, non, ici à Flagey comme ailleurs dans le 25 c’est tout ce qu’il y a de calme, personne ne casse de voiture, personne ne casse de maison, personne n’irait piquer un dahlia dans un jardin, d’ailleurs en parlant de jardin est-ce que vous avez vu celui de la ferme de Gustave ? non, nous ne l’avons pas vu et y allons de ce pas, lui répondons-nous, trop heureux de le laisser à ses cancans, une fois dans le jardin même pas dix secondes se passent pour que la beauté de l’endroit nous lave la tête de toutes les plaques d’immatriculations dont elle vient d’être farcie, ça fait du bien, d’autant que les plaques d’immatriculations sont des choses qui logent mal dans une tête.


ci 

le bleu du ciel n’est pas une mer calme et vide qui laisse la tête de nos frères humains autant flegmatique que creuse, non, nous ne sommes pas ici sur la côte d’azur où se mettre les doigts des deux pieds en éventail est la grande activité, non, ici dans le bleu de grands navires de nuages blancs ou gris viennent régulièrement appareiller ou accoster, leurs grandes voilures secouent le fond du ciel tandis que leurs quilles remuent les idées humaines tandis que les doigts des pieds restent unis toujours prêts pour la marche vers quelques boulots ou quelques amitiés, oui, l’été ici n’est pas encore une occasion de ne rien faire et de côtoyer le renoncement qui n’est jamais très loin de l’imbécillité, l’été est comme d’habitude le moment de fréquenter l’indispensable qu’est la parole, celle des mots et celle des gestes qui savent que le froid n’est jamais très loin et qu’il est temps maintenant de couper quelques stères de bois et de dire quelque mots qui réchauffent. 


Nina

Nina est russe et Nina a quelque chose comme huit ans et Nina pleure à la terrasse du café à Salin les bains, c’est que Nina a renversé sa limonade et qu’elle s’est fait rabrouer, et Nina pleure, pleure longuement, c’est que les deux dames qui sont avec elle continuent à la rabrouer, et tout autour de Nina les oiseaux cessent de chanter, c’est que les pleurs de Nina attristent les oiseaux qui eux-mêmes attristent les arbres qui cessent de bruisser, et tout autour de Nina une grande flaque saline se forme où Nina voit très bien se noyer les deux dames, et aussi elle voit de petits poissons qui leur mangent les yeux et de plus gros poissons qui bouffent leurs grosses cuisses et leurs gros seins, et aussi elle voit tout Salin les bains se noyer dans la flaque à commencer par les gens qui s’occupaient des deux dames avec de la boue tandis que Nina devait rester assise à ne pas bouger, et dedans Nina il y a maintenant un très grand rire qui la fait rire jusqu’aux larmes. 


Gèvresin

A Gévresin c’est la saison des haricots, et l’après-midi c’est le moment de se mettre à l’ombre dans les cuisines pour équeuter les haricots et ceci explique qu’il n’y a scrupuleusement personne dans les rues, on se demande si c’est pareil en décembre ou en mars alors qu’il n’y a pas de haricots, mais bon on n’ose pas se répondre, à part cela les dahlias de Gévresin vont bien, à peine si quelques pétales flétrissent signe que ce sera bientôt la fin des haricots pour les dahlias de Gévresin, à part cela l’église en tôle qui n’espère plus devenir une fusée Apollo ne bouge plus, ne tente plus de se hisser sur la pointe des pieds pour décoller et aller rendre visite au bon Dieu, mis à part tout cela en haut du village il y a toujours la cabane construite entre quatre arbres et qui continue lentement et sûrement à s’ébouler, et cette ruine de cabane d’enfance est-ce le signe de quelque chose ? cette dégénérescence sera-t-elle suivie d’une renaissance ? on n’ose toujours pas se répondre. 


Les cyclotouristes

Les cyclotouristes jurassiens sont des femmes et des hommes tout à fait ordinaires à ceci près qu’ils ont des gambettes de majorettes, en plus grosses, avec pas un poil dessus, tout comme les bipèdes pensants il tentent de ne pas penser à grand chose et ont trouvé des vélos à dix vitesses pour s’éloigner de la grisaille des idées quotidiennes et ne pas pédaler dans la semoule, cependant ils ne négligent pas de prendre un peu d’altitude et ont même un machin accroché au guidon qui leur dit que par exemple depuis ce matin ils se sont élevés de 774 mètres, bien malins ces humains là qui ne cherchent pas non plus à donner une image flamboyante d’eux qui attirerait les agents des impôts ou donnerait à quelques quidams quelques idées de conquêtes amoureuses avec emmerdements à la clé, et bien heureux ces humains là qui avancent sur les routes sans redouter la fatale déshydratation puisqu’ils savent qu’il peuvent s’arrêter boire gratuitement aux robinets des cimetières. 


René et Michel

Ni Dieu ni le poète ne sont suffisants pour faire le monde, ni le bateleur des foires, ni l’inventeur du Tupperware, le monde serait un vaste chantier inachevé, un truc plutôt incertain et sans trop de formes si les maires n’existaient pas, qu’on y pense un peu, eux seuls savent faire l’eau potable et la canaliser jusqu’aux robinets, eux seuls parviennent à faire la lumière sur les trottoirs à minuit, eux seuls permettent à l’industrie de la chemise et de la chemisette de continuer leur activité, et lorsqu’on arrive à Gèvresin nous n’avons aucun mal à trouver le maire, René, et le premier adjoint, Michel, puisqu’ils sont les seuls à porter une chemisette, René est maire depuis 25 ans, a été 20 ans premier adjoint avant, il connaît son village comme la poche de sa chemisette, sait où sont les conduites d’eau, sait où il faut placer les réverbères afin que le passant de nuit ne glisse pas sur une bouse de vache, de son côté Michel est premier adjoint depuis 2008 et de se fait possède encore tous ses cheveux au contraire de René qui a perdu les siens à force de se les tirer pour équilibrer un budget ou conserver l’école primaire ou créer des parcelles de lotissement, Michel était avant dans les travaux publics et est venu s’installer ici sur le désir de son épouse a qui il a dit tu m’as fait un enterrement de première classe, mais que nenni, maintenant Michel doit s’occuper avec René des nouveaux panneaux de limitation de vitesse, de la rénovation de la mairie, des 9 locations qui rapportent au village autant que le bois, et puis ce n’est pas tout pour René puisqu’il est aussi agriculteur, fait de l’élevage, du lait aoc pour une coopérative, c’est incroyable, ces deux messieurs ont dix bras chacun qui chacun sortent de dix manches de chemisette sans que cela se voit, chapeau bas. 


Karine

Il doit bien y avoir, oui, doit bien exister quelque part une porte, une porte ouverte, et derrière cette porte la musique, pas n’importe quelle musique, celle de la vie, les flonflons accordéons, la bouilloire et les rires de l’enfant et le sifflement de l’homme et les chants des amis et le beau grand silence des heures délicieuses, ceci qui peut-être doucement se murmure en Karine, qui ce soir a une pince dans les cheveux et voudrait secrètement qu’un homme un de ces quatre en pince pour elle, Karine vive et volubile, toute de bleu vêtue au-dessus des bleus de la vie, Karine qui parle et bouge, est ici et là, à Salin au bureau, à Gévresin au dodo, à Crouzet à l’asso, à Ornan dans l’eau de la belle piscine, Karine qui rit, Karine qui dit sa vie, des petits morceaux de sa vie ici, la maternité au bout de la rue, la cousine qui va arriver, les chiffres qu’elle manie depuis 15 ans, les fêtes, son fils Florian, les croissant qu’elle va parfois chercher le matin, Caroline et Raphaël, Karine qui parle et dont les yeux ne cessent de balayer la rue, la place, est-ce qu’elle espère voir quelqu’un ? est-ce qu’une manière de pudeur met ses yeux ailleurs que ses paroles ? est-ce que la vie va tellement fort en elle, tellement en appétit en elle qu’elle emporte ses yeux partout à la fois ? est-ce que ou bien est-ce que ? Karine dont on entend dans la voix vive sa part de cailloux, voix dans le torrent de la vie, qui va vite et heurte petits galets et éclabousse et fait de petites bulles comme autant de questions ou d’affirmations, c’est que la vie demande souvent la patience et l’attente, nous arrivent choses et autres qui nous emplissent à ras bord et mettent souvent bien longtemps à se déposer au fond de nous, nous laissent ensuite peu à peu un peu de place, le recul nécessaire afin de défricher, de déchiffrer ce qui nous est arrivé, arrivera ensuite le temps de se dire que nous ferons ceci ou cela, comme ceci ou comme cela, de se dire qu’il doit bien y avoir, oui, doit bien exister quelque part une porte, une porte ouverte, et derrière cette porte un monde tout rond et tout lisse, tout doux, un monde en coton fin pour l’été, en laine pour l’hiver, un monde où l’on va comme le papillon va, sans jamais se fatiguer, toujours de fleurs en fleurs.


Le thermes de Salin les bains

On le sait le bonheur est une chose qu’il s’agit toujours d’attraper à l’épuisette à papillon ou à l’aide d’un petit récipient rempli de miel, c’est toujours entreprise autant délicate qu’incertaine, ici à Salin c’est beaucoup plus simple, il suffit d’aller aux thermes, un simple plouf à 9 euros 90 dans la piscine suffit à rejoindre le bonheur, un bonheur à bonne température et qui met un peu de sel dans notre vie qui parfois en manque, plouf donc, plouf et encore plouf, même si le hic est qu’il nous fait être ridicule avec le bonnet de bain, et d’ailleurs, à y réfléchir de près, c’est tant mieux puisque le bonheur plein, le bonheur que le bonheur est une chose plutôt désagréable qui nous rend tout mou et tout con, alors que la disgrâce nous invite à l’énergie qui est la matière même de toutes les rébellions et de toutes les inventions, plouf donc et encore plouf et ouf, grand ouf de quitter le bonnet de bain d’un grand geste du bras haut levé, bras prêt à porter le drapeau des révoltes ou à tenir les nuages afin que le ciel ne nous tombe sur la tête. 


Gustave

Partout sur les bords du lac Léman les cris des hommes qui brûlent en France et le bruit des flammes qui brûlent la France, un temps Gustave a sans doute espéré entendre à nouveau l’aboiement d’un chien, ou le son sourd d’une cloche de beffroi, ou pourquoi pas le cri du renard pris dans le piège, mais non, chose vaine dans ce tonnerre, alors Gustave se cramponne pour ne pas faiblir devant le travail à accomplir, Gustave convoque toutes ses forces, toutes ses dispositions, toute sa solitude, puis Gustave fonce, saisit son matériel de peinture, la palette, la boîte, le couteau, sort, court, s’arrête soudain et s’installe sur la rive suisse du lac et peint la France en flamme, la France d’après 1871 qui brûle de fond en comble, toute entière brûle, brûle tout, brûlera toujours, brûlera le feu s’il le faut, c’est cela exactement que peint Gustave cependant que simultanément Gustave sait parfaitement que c’est en lui que cela brûle, brûle depuis longtemps et pour quelques années encore, c’est en lui que brûlent les académies, les écoles, les églises, les institutions, les régimes, les toiles et les sculptures de feu les anciens, les partis d’extrême droite, l’ump, c’est en 1875 et tout de la France brûle en Gustave, brûle dans ce feu souverain, dans ce feu souterrain qui, s’il épargne sa barbe, ne ménage en rien le peu de vie qu’il va lui falloir néanmoins traverser sans que plus jamais le silence revienne, et Gustave peint au couteau sachant qu’il ne pourra plus jamais couper ce qui l’entrave, l’étrangle, sachant que jamais il ne pourra ouvrir en grand une fenêtre sans que derrière celle-ci ne se dressent les noirs et forts barreaux que le grand incendie rend intouchable. 


Le renard et le renard

Le renard sera bientôt mort et le renard est toujours vivant, sans cesse le renard sera bientôt mort et toujours le renard est toujours vivant, le renard est pris au piège, c’est sa patte postérieure droite qui est prise au piège et il sera bientôt mort, c’est dans la lueur des phares l’autre soir qu’est apparu le renard, ses yeux tout d’abord, puis tout de son corps, puis son saut du talus, sa course sur la route, en travers de la route, course vite sans hésitation, course d’un seul souffle jusque de l’autre côté du bitume, jusque dans l’herbe, là même où la vie en lui pourra rester en vie, et le renard cri, pris au piège il crie, son cri passe entre ses dents, son cri crie afin de convoquer encore la vie en vie en lui, son cri crie afin de repousser la mort qui arrive dans la neige droit sur lui, et le renard court dans les herbes et le renard crie son cri, et le renard danse sous la lune, danse sa danse qui dit merci à la vie, et le renard se tord dans la neige, sans doute voudrait-il arracher sa patte, la séparer de son corps afin que son corps ne connaisse la mort, mais on ne se sépare ni de sa patte, ni de la mort lorsqu’elle est là.


Michel

Ici à Salin il faut voir la saline bien sûr et vous pouvez aller aux thermes c’est bien comme tout les thermes j’attends des amis et aussi vous pouvez aller à la source c’est pas compliqué d’aller à la source il faut prendre dans cette direction après les bâtiments il y a une route qui monte à gauche après ça vers cent mètres après faut tourner fort à gauche toujours en montant ensuite vous continuez à monter vous roulez une quinzaine de kilomètres et vous allez voir un panneau sur la droite qui indique la source y’a plus qu’à suivre la direction du panneau et vous êtes à la source et puis vous pouvez aller au lac c’est pas difficile d’aller au lac il faut sortir de Salin par là et continuer tout droit jusqu’au stop et ensuite prendre à gauche et après tout droit on ne peut pas se tromper tout droit jusqu’à la patte d’oie et là faut filer en prenant la route à gauche ensuite vous y êtes au lac je ne sais pas ce qu’il font mes amis on avait rendez-vous à dix heures moins le quart et il est plus que dix heures, dit Michel, short noir et blanc façon Hawaï, chemisette blanche de coton épais, socquettes blanches et baskets grises, cheveux court bien dégagé sur les oreilles, dit Michel debout sur le muret au-dessus du parking, dit Michel qui tout en disant ne nous regarde pas tout occupé, absorbé, aimanté à regarder le parking, les entrées du parking à droite et à gauche, tout en regardant plus que souvent sa montre, une grosse montre façon plongeur, dit Michel qui soudain ne dit plus rien, descend du muret, s’en va vers la gauche du parking sans plus rien dire tandis qu’un couple qui est là nous dit alors là faut pas l’écouter si vous voulez aller au lac faut prendre la direction inverse de celle qu’il vous a donné faut pas aller par là mais par là faut pas tourner à gauche mais à droite pareil pour la source c’est du côté opposé la source il faut sortir de Salin par là et continuer sur deux trois kilomètres et prendre à droite ensuite il n’y a pas à se tromper elle est indiquée la source, merci messieurs dames on dit en écrasant sa cigarette et en rejoignant l’intérieur de la pizzéria où nous attend notre glace vanille fraise.


Bastien

En regardant Bastien on se demande si se sont les pessimistes qui petit à petit perfectionnent le monde ou si ce sont les optimistes qui affirment que leur rire ou toute autre chose du même acabit va durer mille ans ? en le regardant on se dit aussi qu’à côté de lui on est grosso modo un œuf en pierre ou une maille à l’envers sans une maille à l’endroit ou un mille pattes avec au moins quatre-vingt dix pour cent de jambes de bois, c’est que le garçon a quelque chose comme vingt ans et toutes ses dents blanches, c’est qu’il a constamment la goule coupée en deux par un sourire ou un rire, c’est qu’il a des articulations aux genoux qui lui permettent des sauts périlleux avant ou arrière sans que cela craque à l’atterrissage, bientôt il partira à l’école de commerce à Dijon, avant ça il écrivait des scénettes de théâtre qu’il jouait avec quelques copains et copines, en ce moment il gagne quelques sous ici à la pizzéria, et là faut le voir et l’entendre, parle une manière de franco italien à la sauce bolognaise qu’il pousse à la baryton de Milano, ne cesse de faire au-devant de lui des gestes larges et amples dignes de la cour du palais des papes, ne peut s’empêcher de secouer les canettes de coca avant de les ouvrir sous le nez des clients qu’il douche allégrement, pour les pizzas il a sa manière bien à lui de les servir, une fois comme un lanceur de disque au jo, une fois comme un lanceur de boomerang sur la plage de Palavas les flots, quant au spaghettis il aime en faire quelques rouges ou jaunes perruques pour les clients, et oh le bel instant où il s’envole de derrière la bar pour aller à l’horizontale de l’autre côté de la salle servir un pichet de rosé sans éclabousser personne, et oh qu’il est beau l’imbécile heureux lorsqu’il vous envoie votre addition sous la forme d’un avion qui se pose sur le bout de votre nez. 


Sophie

Sophie cherche à se sortir du quotidien, boulot, tomate, dodo, non pas qu’elle cherche à n’importe quel prix que la vie vienne en elle avec n’importe quoi d’occupations, non, ce qu’elle aimerait c’est que quelque chose l’enflamme pour de bon et que les flammes donnent un sens à sa vie, parce que bon, depuis plus de 20 ans qu’elle fait boulot, tomate, dodo, il n’y a plus trop de feu en elle, bien sûr elle a essayé des choses et autres, a des amis, fait des bouffes, des sorties, a eu quelques hommes, s’est payée quelques voyages, mais bon, au bout du compte ce sont des souvenirs, des poussières de souvenirs qui ne mettent pas de feu à grand chose en elle, plutôt le contraire, ce qui serait bien, elle y pense, c’est un engagement, avec les Verts, mieux pour les sans papiers, plutôt les sans papiers, une chose comme ça qui crée de la révolte en soi, la révolte est un bon carburant pour le feu, c’est mieux que les tomates bio, les tomates bios ça ne fait pas de flammes, c’est juste pour l’estomac, en fait elle est née trop tard pour connaître les révoltes, elle est d’une génération molle qui se contente de pas grand chose, vit pour soi, a un gros nombril et pense beaucoup trop au plaisir, le problème tout de même ici à Salin c’est qu’il n’y a pas de sans papiers, à ce qu’elle sache, elle va se renseigner, en attendant elle va partir en vacances, elle a une sœur en Espagne et va la rejoindre, elle part samedi et apportera du fromage d’ici à sa sœur, c’est un rituel auquel elle ne manque jamais, là, maintenant elle va se rentrer chez elle, c’est que c’est l’heure de la tomate et du dodo. 


Ornans

Poussive époque que notre époque qui a tant et tant de mal à avancer, à se sortir de l’ornière de la mauvaiseté, à s’extraire de la bêtise alors que de jour comme de nuit tant et tant d’entre-nous tous suent à faire un peu de beau, s’évertue à rouler dans leur tête des pensées qui tournent dans le sens contraire du monde immonde, tentent de gommer doucement à la mie de pain tendre les épines dont le monde aime à se couvrir, mince alors, Ornans n’échappe pas à cela, il y a cent et quelques années c’était le pêcheur de Gustave qui se faisait mutiler, la semaine dernière c’est la statue du monsieur au marteau qui fut rattrapée par l’idiotie, a été foutue par terre, a été cassée, comment transformer encore ces calamités quotidiennes en quelques gestes qui au moins consoleraient des terribles ratures humaines, passagèrement effaceraient l’effarante pesanteur humaine ? nous sommes devant le vide de la statue enlevée, cela fait un trou en nous, encore un trou, un trou supplémentaire, de la paume nous touchons le socle de la statue, puis nous partons en emportant avec nous le trou en plus en nous.


Adam, Nathalie, John

Personne n’est obligé de vivre en troupeau et d’aller se rouler dans la poussière d’un bureau ou dans la boue d’un métro, boulot, dodo pour tromper l’inexistence d’une vie, personne n’est tenu à cela cependant qu’il n’est pas donné à tout le monde de faire le pas de côté, le grand pas, le beau pas de côté afin de sortir du troupeau, Nathalie et Adam sont ici à Gévresin depuis 16 ans, avant ils étaient à Malans, avant Adam était à Alès, puis à Pontarlier dans les années 68, puis ses parents et lui sont allés plus au sud, un jour Adam a rejoint un ami qui faisait de la spéléo à Sernan, s’est retrouvé à Sernan, puis a rencontré Nathalie, Nathalie qui est originaire de pas loin, puis presque le jour anniversaire des 30 ans d’Adam ils ont acheté une ferme à Gévresin, vite ils ont refait les mille mètres carrés du toit puis ils ont fabriqué Julie, puis Jeanne, aujourd’hui samedi 4 août 12 Julie est haute comme ça et Jeanne est haute comme ceci, Adam est auto entrepreneur, micro tp, maçon, tailleur de pierre, de son côté Nathalie est éducatrice sur Pontarlier en service de soin à domicile pour enfants déficients de 0 à 12, là, maintenant ils sont assis à la grande table dans le jardin, ombre et bienêtre, bière et cigarettes, à la table il y a John, l’ami John, qui, c’est simple comme bonjour est né des entrailles de sa mère, a grandi à Besançon, a passé le bac, est parti avec une nana à Bourges, 2 ans, est revenu dans la chouette région qu’est le coin, a bougé, tour de France à droite à gauche, puis retour ici où c’est tellement beau, tellement bien, et maintenant il fait le pain à Gévresin dans la maison de Nathalie et Adam depuis septembre dernier, 60 kilos de farine par semaine, le meunier fait une bonne farine il y a moyen de faire du bon pain, au mur il a mis un calendrier avec des femmes girondes, il regarde leurs seins et pétris les miches, là, présentement, il est en vacances, tous les villages des alentours gueulent, gueulent fort, réclament le bon pain d’Adam, il paraît même qu’ils vont organiser une manifestation, peuvent toujours essayer car là, maintenant, les trois amis vont à la pèche, peut-être mangeront-ils finalement des saucisses ce soir, mais sans doute verront-ils le ciel dans le reflet de l’eau, le ciel d’ici et le papillon voltigeur qui fait son beau numéro pour celles et ceux qui ont fait le beau pas de côté en dehors du troupeau humain.  


Camillo

Sont des matins de la vie où il suffit de se passer un doigt à la commissure de chaque œil pour en enlever les échardes de la nuit, sont d’autres matins de la vie où se passer la tête sous l’eau suffit pour faire fuir l’araignée qui veut s’installer sur notre plafonnier, sont d’autres matins de la vie où enfiler en hâte les fringues fatiguées de la veille et s’en aller parmi les rues suffisent pour aller encore à la conquête d’un rayon de soleil qui sera encore notre petit pain quotidien, et puis arrive d’un seul coup un seul un matin où l’on se dit que la vie est comme elle est, on ne peut pas la changer, tout est fini, ou presque, autour de soi on voit les gens qui partent en maison de retraite, d’abord ils vendent tout, puis ils s’en vont, on les met en tas dans les maisons de retraite, on leur donne des cachets, ils dorment, on leur donne à manger puis trois cachets, couche-toi, ils dorment, les gens vont les voir, mais ils dorment, de notre côté on ne va pas en maison de retraite, on a le jardin, deux trois, moutons, on va, on vient, on boit des canons avec les copains qui viennent de temps en temps pour la gueule, en dedans soi on essaie de tout éteindre, on se dit que ça vaut pas le coup d’en parler de la vie que c’est des conneries, faut tenter d’étouffer ces mots-là, on se dit tout de même que où que l’on aille maintenant ce sera toujours le même bordel, si tu vas à la maison de retraite, tu dors, si tu vas à l’hôpital dans un lit, tu te fais chier toute la journée, on tente de continuer ainsi, on reste chez soi, on ne demande rien à personne, on aimerait bien qu’on nous laisse vivre ainsi, on va comme on peut au bout du rouleau, autour de soi on n’entend plus les tronçonneuses, c’est que les petits pays c’est plus rien, c’est fini le bazar, il n’y a plus personne, il n’y a que les corbeaux, tout le reste s’effondre et disparaît, les gens sont incapables, l’évolution descend, le monde redescend, y’a que des intelligents derrière des ordinateurs, y’a plus de manœuvres, plus personne fait rien, on n’entend plus les tronçonneuses, on va comme on peut au bout du rouleau, il n’y a plus que les corbeaux.








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